Maia Morel, professeure agrégée, Université de Sherbrooke
et Elizabeth Fafard, étudiante à la maitrise, Université de Sherbrooke
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Catherine Simard, professeure en didactique des sciences et technologies, Université du Québec à Rimouski, Lucia Savard, enseignante du primaire et professionnelle de recherche, Université du Québec à Rimouski, Mélanie Cantin, coordonnatrice des communications, Technoscience Est-du-Québec et Dominique Savard, directrice générale, Technoscience Est-du-Québec
Alexis Legault, étudiant à la maitrise, Kara Edward, étudiante au doctorat et Adolfo Agundez Rodriguez, professeur, Université de Sherbrooke
Audrey Groleau, professeure de didactique des sciences et de la technologie, Université du Québec à Trois-Rivières, Irvings Julien, stagiaire postdoctoral, Université du Québec à Trois-Rivières et Marco Barroca-Paccard, professeur de didactique des sciences de la nature, de la biologie et de la durabilité, Haute école pédagogique de Vaud (Suisse)
Isabelle Arseneau, doctorante, Université Laval, Audrey Groleau, professeure, Université du Québec à Trois-Rivières et Chantal Pouliot, Professeure, Université Laval
Maia Morel, professeure agrégée, Université de Sherbrooke et Elizabeth Fafard, étudiante à la maitrise, Université de Sherbrooke
Cette recherche, inspirée entre autres de la pensée de Baptiste Morizot (2020), s’intéresse à l’urgence de réapprendre à voir, comme société, que le monde est peuplé d’entités prodigieuses, des oiseaux aux espèces végétales ou bactériennes, et de transformer nos manières de vivre sur la planète et de l’habiter en commun.Il est d’autant plus important d’aborder ce sujet que les changements climatiques et leurs conséquences sont devenus dans les dernières décennies une préoccupation de plus en plus présente sans pourtant qu’une amélioration réelle de la situation puisse à ce jour être espérée. C’est ainsi que le dernier rapport de synthèse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru le 20 mars 2023, faisait le constat d’une dégradation toujours plus accentuée de la situation environnementale et appelait, une fois de plus, à la prise de mesures rapides et efficaces (Organisation des Nations unies, 2023).
C’est dans ce contexte que nous nous sommes penchées sur la place du « sensible » (dont l’art est porteur) et sur le rôle déclencheur qu’il peut jouer dans le processus de prise de conscience des enjeux environnementaux (Morel, 2022), ainsi que sur les formes que pourrait prendre une démarche pédagogique abordant ces enjeux.
L’approche sensible a en effet pour particularité de traiter les informations reçues par les sens non en faisant appel à des outils d’analyse rationnelle, mais par le biais des émotions. Ces dernières sont source de connaissances essentielles sur le monde (Damasio, 2014), mais surtout elles sont des moteurs de l’action. Elles ont donc un pouvoir considérable, qui est largement utilisé dans le monde de la communication (publicité, politique, etc.), mais souvent sous-estimé ou rejeté dans les contextes scientifiques.
Soucieuses de tirer parti de ces potentialités, nous nous interrogeons ainsi sur le pouvoir de l’art dans le processus d’éducation des jeunes, et plus particulièrement de « l’art scientifique », mouvement d’artistes engagés qui, s’impliquant dans la défense de l’environnement, convoquent dans leurs œuvres des savoirs savants.
Avant de proposer quelques éléments de réponse à la question « comment amener en classe "l’art scientifique" », nous nous attacherons à préciser pourquoi, par qui et quand ce type d’approche pourrait être mis en place afin d’actualiser l’enseignement des sciences, mais aussi d’enrichir l’éducation relative à l’environnement (ERE).
Plusieurs recherches montrent qu’une pédagogie fondée sur les arts peut soutenir une réorientation de l’activité enseignante vers la formation de futurs citoyens et futures citoyennes (Morel, 2020, Terrien et Duval, 2021). En effet, « […] le lien affectif et viscéral qui découle d’un engagement avec une œuvre traitant de problématiques sociales complexes peut amener la personne spectatrice à être touchée directement par des réalités jusque-là étrangères et à se sentir interpelée par celles-ci » (De Oliveira et Trudel, 2023, p. 44). Fondée sur cette constatation, notre étude met à profit la compréhension du rôle des arts dans la sensibilisation de la société aux enjeux environnementaux (Bouchard-Valentine, 2017; Deslauriers, 2021; Morel, 2022).
Nous faisons ici référence à l’écoéducation artistique, mouvement émergeant dans la recherche en enseignement des arts qui s’attache à développer la réflexion sur les maillages entre l’art et l’ERE. L’écoéducation, comme son nom l’indique, est une éducation à l’écologie qui va au-delà d’un simple apport de faits statistiques ou de connaissances scientifiques et vise à mener vers un nouveau rapport à l’environnement et à soi-même. Elle implique une sensibilité au monde qui est de même nature que la réceptivité que tout artiste attend de son public. Des synergies peuvent dès lors se créer entre écoéducation et production artistique sur des thématiques communes. C’est dans cet esprit que nous proposons, dans une perspective interdisciplinaire, d’associer les sciences (physique, chimie, sciences de la nature) à cette démarche et d’ouvrir ainsi une nouvelle avenue à la prise de conscience environnementale.
L’approche que nous proposons s’adresse avant tout aux personnes enseignantes dans le souci de les aider à répondre aux prescriptions du Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ), et notamment à croiser l’enseignement des arts – au primaire comme au secondaire – avec le domaine général de formation Environnement et consommation (Ministère de l’Éducation, du Sport et du Loisir [MELS], 2001, p. 46), et ce, en tenant compte que « … les œuvres d’art et les réalisations médiatiques sont parfois inspirées par des problématiques sociales et [qu’]elles témoignent alors de la position de leurs auteurs au regard des enjeux en cause » (MELS, 2006, p. 402).
Dans cette optique, les personnes impliquées dans l’enseignement des sciences exactes pourraient compléter les approches rationnelles, prioritaires dans les sciences (Hasni, 2020), par l’apport de la pensée créative1 et de l’approche sensible, spécifiques aux arts, dans leur processus d’enseignement/apprentissage. À l’évidence, on ne peut cependant attendre d’elles qu’elles possèdent toutes des compétences en art ou une connaissance suffisante de « l’art scientifique » leur permettant de mettre en œuvre de telles initiatives. En revanche, la mise en place de projets interdisciplinaires, dont les modalités seraient à définir en fonction des personnes et des établissements, nous semble tout à fait possible et souhaitable pour toutes les personnes impliquées.
Au secondaire, par exemple, il est possible d’aborder – à travers l’appréciation d’œuvres « d’art scientifique » – des notions de science enrichie (écotoxicologie/bioaccumulation, bioconcentration; lithosphère; atmosphère; hydrosphère, contamination, biodégradation des polluants) ainsi que des notions de science de base (écologie/étude des populations, dynamique des communautés, dynamique des écosystèmes; cycle du carbone; circulation océanique; étude sur les impacts des perturbations sur un réseau trophique).
Cette démarche pourrait également se révéler bénéfique pour toute forme d’activité menée par des personnes œuvrant dans les domaines de la formation et de l’éducation (personnes animatrices, enseignantes, professeures, chercheuses) qui souhaiteraient mettre à profit le potentiel esthétique, sensible et mobilisateur des arts pour optimiser leur action.
Concrètement, la démarche pourrait être la suivante :
L’enseignante ou l’enseignant pourra choisir d’utiliser l’œuvre comme introduction aux concepts à enseigner, comme déclencheur (les élèves peuvent, sous forme de remue-méninges, en trouver les aspects scientifiques), comme illustration de l’application plastique de ce concept, ou comme exemple de cocréation entre artistes et scientifiques (et d’interférence entre diverses sphères de l’activité humaine au sens large).
Un travail de ce type peut être mis en œuvre à toutes les étapes du processus d’enseignement où un ancrage dans le réel est souhaitable. De même, on pourra l’envisager chaque fois que l’enseignante estimera qu’il serait bénéfique pour la question à l’étude de faire appel à des savoirs ou à des analyses provenant de différentes disciplines (en l’occurrence les arts, l’univers social ou les sciences). Nous nous situons dans le cadre d’une approche interdisciplinaire qui permet de cultiver un esprit d’ouverture investigatrice et de curiosité scientifique en faisant appel à des regards croisés pour problématiser et traiter la cible de l’apprentissage (Lenoir, 2015). D’une manière générale, cette démarche serait propice à « la réforme de la pensée » (Morin, 2014), processus favorisant l’exercice de l’esprit de responsabilité et de solidarité « qui est potentiel en tout être humain » et qui nous conduit à nous remémorer le lien vital que nous entretenons « avec la nature que nous dégradons » (p. 91).
Dans cette proposition, notre point de départ est le concept « d’art scientifique » qui, nouveau venu au sein de l’art écologique – défini comme un art « intellectualisé » et critique quant aux enjeux environnementaux (Ardenne, 2019) –, permet à l’artiste de se tourner vers les sciences dites dures pour donner naissance à des œuvres plus novatrices et exploratrices de l’univers et de la vie.
Nous proposons ci-dessous deux exemples qui résultent d’un processus de cocréation « qui s’en remet à l’intelligence collective du groupe pour explorer les différents possibles d’une situation problème » (Lacelle et al. 2022). Dans les deux cas, notre attention se porte sur les contributions respectives de l’artiste et du ou des scientifiques dans une démarche de création visant une œuvre consacrée à un thème environnemental, et plus spécialement à l’eau, sujet d’actualité si l’on songe aux changements climatiques provoquant des températures inquiétantes qu’a atteintes en cet été 2023 l’océan Atlantique, par exemple.
Le premier exemple montre comment un ou une artiste pose un regard critique sur l’activité humaine et dénonce, à travers ses œuvres, l’impact désastreux de cette activité sur le monde marin. Le 20 avril 2010, une explosion se produisait sur une plateforme pétrolière de la compagnie British Petroleum située dans le golfe du Mexique, provoquant la plus grande catastrophe environnementale de l’histoire des États-Unis. C’est en réponse à cet accident dramatique que Brandon Ballengée – artiste, biologiste et militant environnemental – a conçu une installation (images 1 et 2) qui a pour objectif d’alerter le monde sur la menace écologique. Appelant à protéger les « espèces abimées »,
l’œuvre rassemble plusieurs bocaux transparents installés en pyramide. Dans les contenants, on aperçoit des spécimens (poissons et autres organismes aquatiques) que l’artiste a prélevés sur la côte du Golfe; on trouve aussi des bocaux vides qui « représentent » les innombrables animaux marins anéantis par ce déversement de quelque 206 millions de gallons de pétrole. L’installation fait référence aux relations fragiles entre les espèces aquatiques, mais aussi à la responsabilité de l’homme face aux espèces en déclin, en voie d’extinction ou qui ont déjà disparu.
Une fiche d’exploitation pédagogique de cette œuvre pourrait se présenter comme suit :
Le second exemple touche également les milieux aquatiques et illustre l’intention de l’artiste de « guérir », soit de « réparer », la nature. Ce dernier, sculpteur anglais spécialisé dans la création de sculptures sous-marines, se nomme Jason deCaires Taylor. Son objectif est d’améliorer les environnements océaniques au sens propre, c’est-à-dire de créer des sculptures qui, une fois immergées dans les profondeurs aquatiques, serviront aux larves de corail qui y trouveront un environnement propice à leur développement. Tels des musées côtiers ou sous-marins (voir Smith et Cook, 2019), ses œuvres (images 3 et 4) installées à divers endroits dans le monde sont devenues une partie intégrante de l’écosystème.
Chaque sculpture est construite en ciment exempt de polluants nocifs, et son installation dans les fonds marins se fait en consultation avec des scientifiques pour maximiser son impact, notamment pour éviter que d’autres espèces la colonisent avant que le corail puisse s’y installer. Contribuer à la santé marine par des œuvres qui jouent un rôle réparateur introduit une intention novatrice dans l’art contemporain et fait aussi des océans un espace d’expérimentation artistique où peuvent se relever de nouveaux défis arrimés aux enjeux écosociétaux.
Dans le même esprit que précédemment, nous proposons des pistes d’exploitation de cette œuvre :
L’œuvre de Jason deCaires Taylor peut également permettre d’aborder le phénomène de l’acidification des océans (facteurs influençant l’état d’équilibre : concentration, température); elle pourrait de même être utilisée dans le cours de science ST (4e secondaire), où l’élève évaluerait l’impact de la disparition des coraux, ou l’impact de la prolifération d’une autre espèce sur la population de coraux.
Tout d’abord, l’art scientifique est pour les personnes enseignantes une occasion de mettre en place des projets interdisciplinaires, notamment parce que les œuvres qui s’y rattachent peuvent intriguer, motiver, voire passionner les élèves en les amenant à s’intéresser de plus près tant au domaine des sciences qu’à celui de l’art actuel.
Plus précisément, les deux exemples présentés ici montrent comment l’implication du monde de l’art rejoint les efforts des communautés en faveur du « respect de l’eau ». Ce respect peut trouver son origine dans la prise de conscience du fait que l’eau est une ressource épuisable qu’il faut préserver (ce qui a conduit récemment au rationnement de l’eau potable dans de nombreux pays). Il peut aussi se conjuguer au désir de valoriser des pratiques culturelles et/ou des croyances spirituelles, comme dans le cas du Conseil des Innus d’Ekuanitshit qui a conféré en 2021, avec l’appui de la Municipalité régionale du comté de Minganie, le statut de personnalité juridique à la rivière Magpie (Municipalité régionale de comté de Minganie, 2021, p. 5908)2. Les artistes qui intègrent ces questionnements dans leurs démarches s’engagent ainsi à sensibiliser la population aux causes écosociologiques les plus diverses, dont celle de l’eau, composante essentielle de la vie.
Enfin, il est évident que l’art contemporain franchit ici les frontières de ce qui est communément appelé « œuvre d’art » en se positionnant en acteur sociétal, dans notre cas en défenseur de l’environnement. Nous avons affaire à des exemples d’artistes adoptant une posture impliquée, dans laquelle chacun et chacune « met sa force créatrice au profit d’un discours combatif et incitatif. Il défend des causes essentielles et existentielles de l’humanité; en d’autres termes, il s’implique et incite autrui à s’impliquer » (Morel, 2013, p. 226). Ainsi, comme le souligne Paul Ardenne, à l’heure du diktat anthropocène, les artistes écologistes tentent-ils, avec leurs armes propres, « celles de la représentation, de la symbolique, de l’éthique » (2019, p. 2), d’œuvrer en faveur de notre environnement.
On constate aussi l’existence d’une dynamique de cocréation entre artistes et chercheurs, de connivence entre l’art et la science, qui peut ouvrir à l’éducation de nouvelles opportunités. Initialement, le moteur d’une telle démarche est l’état d’étonnement qui « […] engage une dialectique sans fin entre l’ordinaire et l’inattendu, concrétisée dans divers registres sémiotiques » (Espinassy, 2017), et qui déclenche une émotion et/ou suscite un questionnement en regard de la thématique traitée dans l’œuvre.
L’alliance entre l’art et la science (Bordeaux, 2022), qui en exploite la créativité collective, peut générer des idées révolutionnaires fondées sur le potentiel des équipes ainsi formées (Rill et Hämäläinen, 2018), en amenant de cette façon un regain d’espoir pour la vie sur Terre. Ainsi, l’art scientifique, né de cet engagement environnemental, est devenu un espace où des artistes font de la science (domaine trop souvent encore assimilé à des modes de pensée utilitaristes) un outil artistique œuvrant en faveur d’une société humaniste.
Participant au processus de création, de déploiement et d’impact de ce type d’œuvres, les domaines des sciences sont dorénavant actifs dans le monde de l’art, en contribuant à éveiller des sensibilités au service de l’engagement environnemental. En même temps, il s’agit là, à notre avis, d’un processus de « maturation sociétale » de l’art d’aujourd’hui, qui change de paradigme pour se mettre à l’unisson des préoccupations contemporaines.
Une telle approche pourrait s’avérer prémonitoire de ce qu’Edgar Morin propose comme nouvelle matière dans tout cycle d’enseignement : la science écologique (2014). Celle-ci est vue par le philosophe comme « exemplaire pour l’apprentissage de la connaissance systémique puisque sa base est la notion d’écosystème […] elle mobilise les connaissances de la géographie, de la géologie, de la physique, de la chimie, de la bactériologie, de la botanique, de la zoologie et de plus en plus des sciences humaines » (p. 89).
En créant des liens avec ces différents domaines, l’art contemporain enrichit l’éventail des ressources auxquelles les personnes enseignantes peuvent avoir recours pour le développement d’attitudes d’écoresponsabilité et de respect envers la nature. L’enseignement des sciences peut certainement y trouver une source d’inspiration précieuse.
1. Une recherche de maitrise à ce sujet est en cours : Croiser la pensée créative et la pensée scientifique pour rehausser l’intérêt à l’apprentissage des sciences en contexte d’enseignement (Elizabeth Fafard, Université de Sherbrooke).
2. Toutefois, la rivière Magpie reste menacée, le gouvernement québécois refusant de l’exclure des sites qui pourraient accueillir un barrage hydroélectrique (Journal de Québec, 7 février 2023).
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Bordeaux, M. (2022). Les nouvelles configurations des relations entre milieux scientifiques et milieux artistiques dans les dispositifs et projets « art-science » : promesses et impensés. Questions de communication, 41, 349-368. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.28435
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