Évaluer autrement dans les cours de sciences?

La notation par spécifications au collégial : l’expérience de Bruno Voisard

Marie-Claude Beaudry, étudiante chercheuse, Université de Sherbrooke


 

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L’évaluation des apprentissages, souvent limitée à un cumul de points, tient peu compte de l’action d’apprendre ou du droit à l’erreur (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2018). Pourtant, elle devrait servir à soutenir les apprentissages. De plus, l’évaluation pourrait soutenir davantage le développement des compétences scientifiques sans se limiter à la réussite d’un examen (Gravel, 2021). Comment? En offrant des opportunités d’approfondir la compréhension des notions enseignées, sans pénalités sur les résultats finaux lorsque des erreurs sont commises durant cet approfondissement (CSE, 2018).

Soutenant cette vision de l’évaluation des apprentissages, Bruno Voisard, enseignant en chimie au collégial, ainsi que quelques collègues se sont donné comme défi d’évaluer leurs étudiantes et étudiants en mettant en place la notation par spécifications. Il s’agit d’une méthode d’évaluation proposée par Linda B. Nilson (2014). Je me suis entretenue avec monsieur Voisard afin qu’il nous explique ce système d’évaluation et nous décrive son expérience par rapport à l’intégration de cette vision de l’évaluation dans l’enseignement collégial. Il proposera certaines pistes pour intégrer cette vision dans les pratiques d’enseignement.

*BV : Bruno Voisard

 

Lorsqu’il est question d’évaluation des apprentissages, qu’est-ce que cela signifie pour vous?

BV : L’apprentissage, pour moi, c’est de créer ou de transformer les structures mentales qui nous permettent d’agir dans différents contextes et de réaliser certaines tâches. Notre travail d’enseignant ou d’enseignante, c’est de mettre en place un contexte adéquat pour que les étudiantes et étudiants puissent les réaliser. C’est dans cette optique que l’évaluation s’imbrique dans l’apprentissage, au sens où l’évaluation fait partie du contexte d’apprentissage.

Pour moi, le système d’évaluation doit favoriser ces apprentissages, sans décourager les étudiantes et étudiants en cours de route ou sans qu’elles et ils craignent d’exposer leur compréhension. Pourtant, les évaluations plus traditionnelles encouragent plutôt les personnes étudiantes à éviter d’exposer les trous dans leur compréhension. Elles évitent cette exposition pour ne pas être pénalisées sur le résultat final. C’est ce qui m’a séduit dans la notation par spécifications : elle ne pénalise pas pendant l’apprentissage.

 

La notation par spécifications, qu’est-ce que c’est?

BV : C’est, entre autres, de donner le droit à l’erreur. C’est ce qui incite les personnes étudiantes à expliciter leur compréhension. Voici quelques caractéristiques de la notation par spécifications :

  1. Les spécifications, ce sont les descriptions exactes de ce à quoi correspondent les attentes. Ces dernières permettent de communiquer clairement les objectifs d’apprentissage, mais aussi les productions attendues en lien avec ces objectifs. Plusieurs spécifications sont identifiées pour un même cours.
  2. Pour chaque spécification évaluée, la note de la personne étudiante sera : « en apprentissage » ou « maitrisée ». Pour nous, ce sont des termes cohérents avec notre conception de l’évaluation des apprentissages, contrairement à « succès » et « échec ».
  3. Lorsqu’une personne étudiante reçoit la note « en apprentissage », cela signifie qu’elle aura d’autres occasions pour se reprendre. Différents mécanismes peuvent être adoptés, selon nos préférences ou selon les réalités de nos milieux.
  4. La note « maitrisée » implique qu’un seuil préalablement défini est atteint. Les exigences sont élevées, mais elles ne correspondent pas à quelqu’un qui ne fait aucune erreur. Pour que cela fonctionne, il faut admettre qu’une personne compétente fait aussi des erreurs, même s’il s’agit d’une personne enseignante. Les attentes de fin de cours ne ciblent donc pas la perfection ou des performances aussi élevées que celles en fin de programme. Il est important d’être réaliste quant à ces attentes et de les lier explicitement avec les apprentissages nécessaires pour poursuivre le programme.

 

Comment cette approche d’évaluation est-elle mise en œuvre durant une session?

BV : Toutes les spécifications sont formulées comme un objectif. Par exemple, « être capable de nommer une substance à partir de sa formule, et l’inverse ». C’est un cas simple, mais il y a des spécifications de l’ordre de problèmes complexes dans le contexte du cours de chimie générale. D’autres spécifications relèvent davantage du savoir-faire. Il y a aussi une spécification relative à l’écriture d’un rapport de laboratoire. Au total, nous avons 15 spécifications pour le cours de chimie générale. Parmi elles, il y a des spécifications essentielles (8), soit celles qui sont nécessaires dans les cours de chimie plus avancés, ainsi que des spécifications complémentaires (7). Pour passer au cours de chimie plus avancé, la personne étudiante doit donc maitriser toutes les spécifications essentielles et certaines complémentaires. En vertu des règlements des études, la note de passage est de 60 %. Ainsi, nous convertissons les notations « en apprentissage » et « maitrisée » en pourcentage. La note finale est déterminée selon le nombre de spécifications maitrisées. Par exemple, chacune des 15 spécifications vaut 6,67 %. Si toutes les spécifications essentielles et au moins une complémentaire sont maitrisées, la note de passage est atteinte.

Dans notre cas, nous évaluons des spécifications chaque semaine, entre autres avec les minitests. Ces derniers sont associés à des spécifications en particulier, ce qui les rend très courts (une page recto). Chaque minitest nous permet d’affirmer que la personne étudiante maitrise ou non la spécification évaluée. Si la spécification n’est pas maitrisée, donc « en apprentissage », il y a des examens prévus plus tard qui pourront être repris. Il s’agit d’une opportunité de poursuivre les apprentissages jusqu’au prochain examen. Chaque examen contient l’ensemble des spécifications vues auparavant. Ils sont bâtis de manière à ce qu’une personne étudiante ne réponde qu’aux questions touchant les spécifications « en apprentissage ». Elle n’a pas à répondre aux questions relatives aux spécifications « maitrisées ». Cela devient donc un examen personnalisé : quelques personnes étudiantes pourraient ne pas avoir à se présenter à leur examen puisqu’elles maitrisent déjà les spécifications qui y seront évaluées. D’autres pourraient avoir à répondre à quelques questions ou à l’entièreté de l’examen.

Dans notre système, les spécifications maitrisées ne sont pas réévaluées. Même si ça peut avoir l’air inquiétant, nous assurons la persistance des apprentissages importants par la formulation de spécifications qui s’emboitent les unes dans les autres. Prenons, par exemple, la spécification « être capable de tracer une structure de Lewis à partir d’une formule condensée d’une molécule ». Si cette spécification est maitrisée, ça ne signifie pas qu’une personne étudiante n’utilisera plus de structure de Lewis au cours de la session. Au contraire, elle devra réaliser des tâches menant à la maitrise de spécifications qui nécessitent l’utilisation de cette structure. Autrement dit, nous avons identifié les notions importantes, puis nous les avons intégrées de manière à ce qu’elles soient nécessaires pour la maitrise de plusieurs autres spécifications.

C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour laquelle nous avons adopté ce système. Dans les cours de chimie plus avancés, des habiletés essentielles qui auraient dû être maitrisées dans un cours antérieur ne l’étaient pas toujours. Si une personne étudiante n’a pas les habiletés requises pour suivre le cours plus avancé, comment se fait-il qu’elle ait accédé à ce cours avec une note de passage? De la façon dont le système est mis en place, l’accent sur les spécifications essentielles ne met pas en péril la réussite du cours ni celle des cours plus avancés. Il est donc plus facile de savoir sur quoi se concentrer. Ce système fait en sorte que les personnes étudiantes en apprentissage reviennent nous voir pour comprendre ce qui leur manque pour avoir la note « spécification maitrisée ». Elles continuent de progresser. Alors que, de mon expérience, si elles avaient eu 4/10 dans une question d’examen, elles mettaient les notions de côté jusqu’à l’examen récapitulatif. Nous voyons vraiment une progression, même pour des personnes qui montraient des difficultés lors du premier essai.

 

C’est peu traditionnel comme façon d’évaluer. Comment avez-vous mis en place cette façon de faire dans votre établissement?

BV : C’est venu de notre initiative. À l’hiver 2021, après plusieurs lectures, j’ai expliqué le tout à mes collègues, dont deux ont poursuivi le travail avec moi. Nous avons eu le soutien de notre département pour mettre en place la notation par spécifications dans le cours de chimie générale à l’hiver 2022. Le travail se poursuit actuellement et quelques collègues se sont joints à nous depuis.

Je ne vais pas le cacher, il faut mettre beaucoup de choses en place. D’après mon expérience et d’après les ouvrages consultés, c’est une transformation plutôt radicale par rapport à l’évaluation traditionnelle. Pour y arriver, je conseille d’abord de jeter un regard critique sur nos activités d’évaluation dont nous disposons déjà. Par exemple, nous pourrions nous demander si les notes données sont biaisées par des facteurs extérieurs comme la présence ou l’absence au cours et la remise tardive de travaux. Ces situations teintent-elles la note finale qui devrait témoigner de l’acquisition des apprentissages disciplinaires uniquement? Parfois, nous donnons 60 % dans un examen traditionnel. Cette note correspond-elle vraiment aux objectifs du cours?

Ensuite, il est possible de travailler à développer des grilles d’évaluation, de définir les attentes et de les faire correspondre au seuil de réussite des évaluations. Nous avons transformé des activités d’évaluation que nous utilisions déjà. C’est d’ailleurs ce que propose madame Nilson. Nous pouvons également réfléchir à la correspondance de chacune de ces activités par rapport aux objectifs d’apprentissage. C’est donc à partir de ce que nous avons déjà en main que nous parvenons à construire notre système d’évaluation.

Enfin, il importe d’introduire des possibilités de reprise dans le cours. Par exemple, offrir des minitests et des examens personnalisés, comme je l’ai déjà mentionné.

 

Quel est le principal défi de la notation par spécifications par rapport à vos étudiantes et étudiants?

BV : À mon sens, la notation par spécifications soutient réellement la réussite scolaire. Elle permet de mettre en place un climat plus propice aux apprentissages. Même si c’est ce à quoi nous aspirons, mettre en place cette approche demeure un défi, surtout dans un contexte où les autres cours sont évalués de façon plus traditionnelle. En effet, nous devons parfois nous battre contre certaines idées reçues par rapport à l’évaluation que les étudiantes et étudiants portent. Par exemple, si une évaluation n’est pas réussie, certaines et certains ont l’impression de vivre un échec. Pourtant, dans le système de notation par spécifications, il n’y a pas de points : la note attribuée à la spécification est « en apprentissage » ou « maitrisée ». Il faut donc travailler à déconstruire l’idée qu’elles et ils doivent avoir 100 % pour réussir. Ainsi, malgré nos exigences élevées, il faut instaurer un climat de bienveillance et de soutien en classe, en visant la maitrise graduelle des spécifications et en offrant la possibilité de se reprendre lorsque celles-ci ne sont pas atteintes.

 

Avant de terminer, croyez-vous que ce système pourrait s’appliquer à d’autres disciplines scientifiques ou même à d’autres disciplines scolaires?

BV : Même si j’ai concentré mes lectures sur ce qui concerne les disciplines scientifiques, j’ai aussi lu des articles qui rapportent l’utilisation du système dans toutes sortes de disciplines : informatique, sciences sociales, économie. J’ai aussi lu un exemple d’un collège où toute l’équipe du programme de sciences avait adopté un système similaire. Donc oui, il semble que cette approche puisse être adaptée à l’ensemble des disciplines. Je pense que cela est dû, entre autres, à la flexibilité du système. S’il possède certaines caractéristiques clés, il peut néanmoins être adapté selon les réalités des milieux diversifiés. Par exemple, il s’adapte aux travaux longs de recherche et aux examens traditionnels. Certaines personnes enseignantes adoptent même des modèles hybrides. C’est d’ailleurs suggéré par madame Nilson. Par exemple, si notre établissement a des examens finaux obligatoires ayant une certaine pondération, les spécifications peuvent avoir un poids complémentaire, qui, au final, donne la note de 100 %. Je pense que si nous avons des collègues avec qui collaborer pour améliorer la cohérence entre les objectifs de cours et les évaluations, cela constitue un bon début pour amorcer les transformations possibles concernant l’évaluation des apprentissages.

 

Conclusion

Cette riche expérience nous permet de comprendre que l’évaluation peut concrètement servir à l’apprentissage, bien au-delà d’une note de passage. Ce système d’évaluation, qui requiert des exigences claires et élevées, semble avoir le potentiel d’amener les personnes étudiantes plus loin dans leurs apprentissages. Si de profondes transformations des pratiques évaluatives sont nécessaires pour réussir à mettre en œuvre un tel système, les gains pour l’apprentissage des étudiantes et des étudiantes sont considérables et, de notre point de vue, en valent nettement la peine. Oserez-vous transformer vos évaluations pour les apprentissages?

Je souhaite remercier à nouveau monsieur Voisard d’avoir pris le temps de raconter son expérience aux lecteurs et lectrices de Spectre, une expérience très inspirante pour l’évaluation des sciences!

 


 

Références

Conseil supérieur de l’éducation. (2018). Évaluer pour que ça compte vraiment, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2016-2018, Le Conseil.

Gravel, D. (2021). Le mot du président. Spectre. 50(3). https://www.aestq.org/fr/mot-du-president-50-3

Nilson, L. B. (2014). Specifications grading. Restoring rigor, motivating students, and saving faculty time. Stylus Publishing.

 

Suggestions de lecture

Côté, F. (2014). Construire des grilles d’évaluation descriptives au collégial. Presses de l’Université du Québec.

Feldman, J. (2018). Grading for equity: What it is, why it matters, and how it can transform schools and classrooms. Corwin.