Geneviève Allaire-Duquette, Université de Sherbrooke et Pierre Chastenay, Université du Québec à Montréal
La planification d’un cours de science est complexe. Elle nécessite de relever plusieurs défis pour susciter l’intérêt des élèves et les amener à s’engager cognitivement dans l’apprentissage. Ces défis peuvent être de l’ordre du choix et de l’organisation des savoirs, de l’enchainement et de l’organisation des activités, mais aussi de la gestion des relations interpersonnelles lors de la mise en œuvre des tâches (Sy, 2019; Vinatier, 2009, 2013).
Pendant mes études doctorales, j’ai utilisé le modèle ÉPR (Épistémique – Pragmatique- Relationnel) proposé par Vinatier (2013) pour analyser les pratiques enseignantes en contexte d’enseignement des sciences au secondaire. Ce modèle a permis de relever les aspects importants à considérer dans la planification didactique et les pratiques effectives pour susciter l’intérêt des élèves pour l’objet d’apprentissage. Ce modèle d’analyse peut être utile pour aider les enseignantes et les enseignants à analyser leurs propres pratiques, en particulier lorsqu’ils rencontrent des difficultés en classe. Le but de cet article est de présenter ce modèle d’analyse, puis d’expliquer comment on peut s’en servir pour analyser sa propre pratique à travers des exemples concrets.
La pratique effective peut se définir par l’ensemble des activités planifiées que l’enseignant ou l’enseignante met en œuvre en situation de classe. Pour accéder à la dynamique des planifications et des pratiques effectives, les enseignants et enseignantes peuvent mettre en œuvre plusieurs modèles parmi lesquels le modèle ÉPR. Issu de la didactique professionnelle, ce modèle permet d’examiner les activités d’enseignement-apprentissage en considérant le contexte, l’objet du savoir, les tâches proposées aux élèves. Il permet aussi de comprendre et d’organiser la dynamique interactionnelle entre l’enseignant ou l’enseignante et l’élève (Vinatier, 2013).
Par ailleurs, le modèle ÉPR (figure 1) s’appuie sur l’analyse de la dynamique entre les dimensions épistémique (É), pragmatique (P) et relationnelle (R) lors de la mise en œuvre de la planification didactique. Les enjeux épistémiques font référence à la façon d’organiser les savoirs pertinents et à la manière de les présenter aux élèves pour qu’ils soient intéressés à l’objet d’étude. Autrement dit, il s’agit des choix proposés par l’enseignant ou l’enseignante, à travers sa pratique effective, sur quoi et comment les élèves effectuent-ils leur apprentissage. En ce qui concerne les enjeux pragmatiques, ils rendent compte de l’organisation de la classe et de la séance de cours pour faciliter les apprentissages. Enfin, les enjeux relationnels sont liés à la façon dont l’enseignant ou l’enseignante, à travers sa pratique effective, gère sa relation avec les élèves pour réussir à les maintenir actifs pendant la séance d’enseignement-apprentissage et pour les intéresser à l’objet d’étude. Selon le modèle, pour qu’une pratique effective soit réussie, il faut bien tenir compte des trois dimensions et de leur équilibre lors de la réalisation de la planification didactique.
Ce modèle propose de découper la séquence didactique en épisodes. Ces derniers sont des moments courts et cruciaux, pour susciter l’attention soutenue, l’engagement cognitif et la participation active des élèves lors de la réalisation des activités. Un épisode peut être considéré comme un moment d’ « échange(s) sur un sujet ou une activité et est délimité par l’unité de sens de la communication ou de l’activité » (Altet, Kaboré et Sall, 2015, p.67). En d’autres termes, un épisode peut porter sur les échanges qui orientent la réalisation d’une intention d’apprentissage, d’une activité, d’une tâche, d’une difficulté vécue par l’élève lors de l’appropriation d’une ressource. Un épisode peut être ouvert spontanément par l’enseignant.e ou par l’élève. Ce découpage propose de porter une attention particulière aux éléments suivants pour chaque épisode, autant lors de la planification qu’en classe :
Ce découpage facilite l’alignement pédagogique lors de la planification didactique. Il favorise une transposition didactique réussie. En d’autres termes, il facilite un passage harmonieux des savoirs technologiques et scientifiques en savoirs enseignés.
Pendant mes supervisions de stages, j’ai utilisé le modèle ÉPR comme outil d’accompagnement pour analyser les pratiques des stagiaires dans l’optique de les aider à s’améliorer. En fait, l’occasion m’est offerte de relever des difficultés vécues par certains stagiaires lors de la mise en œuvre de leur planification didactique en contexte d’enseignement des sciences. Il s’agit entre autres de l’opérationnalisation aussi dans leur planification didactique que dans la mise en œuvre de leur pratique effective la transposition didactique. Certaines planifications ou pratiques effectives étaient caractérisées par un déséquilibre entre les dimensions épistémique, pragmatique et relationnelle.
Lorsque l’enseignant ou l’enseignante met en œuvre sa planification didactique, sa pratique doit laisser une place aux élèves pour confronter leurs conceptions avec celles de leurs pairs ou à une réalité expérientielle. Cette possibilité constitue un moment crucial pour amorcer et sécuriser le processus de changement conceptuel (Potvin, 2018). De plus, cette dynamique nécessite aussi une organisation de l’enchainement des activités ou des tâches prévues pour que l’élève parvienne à s’approprier les ressources (savoirs essentiels, démarches, techniques, habiletés) ciblées. En d’autres termes, l’équilibre entre les dimensions est nécessaire pour que le processus de conceptualisation soit optimal (Sy, 2019; Vinatier, 2013).
Par ailleurs, le processus de conceptualisation ne peut se réaliser qu’à travers une relation de confiance entre l’enseignant ou l’enseignante et les élèves (Sy, 2019). Cela veut dire que les relations de classe doivent être négociées et consensuelles. On peut comprendre que si une des trois dimensions n’est pas prise en considération lors de la planification ou de la mise en œuvre de la séquence didactique, des difficultés peuvent survenir et miner le processus de conceptualisation (Vinatier, 2013). Dans les trois prochaines sous-sections, nous présentons les dangers de négliger l’une ou l’autre des dimensions caractéristiques de la pratique effective et les conséquences possibles sur enseignement-apprentissage.
Si la dimension épistémique n’est pas assez prise en considération dans la pratique effective, cela pourrait affecter l’engagement cognitif, l’attention soutenue ou la participation active des élèves dans le processus d’apprentissage (Sy, 2019, Vinatier, 2013). Cette situation se présente de manière concrète quand l’objet d’apprentissage n’est pas contextualisé, que l’amorce n’est pas assez fertile ou que les ressources à travailler ne sont pas bien explicitées lors d’une activité d’apprentissage (Sy, 2019; Potvin, 2011, 2018).
Par exemple, un enseignant ou une enseignante qui aborde les notions de réflexion et réfraction de la lumière choisit de présenter de manière simplifiée des schémas successifs décontextualisés. Ces concepts et leurs présentations étant abstraits, les élèves peuvent éprouver des difficultés pour se les approprier. Par conséquent, si les élèves se retrouvent face à une situation didactique ou une tâche qui nécessite la mobilisation des concepts, ils seront dans l’incapacité de répondre aux exigences de la réalisation de celles-ci.
Dans ce cas, les élèves ne verront pas la pertinence de s’engager cognitivement dans la réalisation de la situation didactique ou de la tâche. Cette situation peut occasionner une certaine insatisfaction chez les élèves (Sy, 2019). D’ailleurs, cette situation peut amener les élèves à solliciter l’enseignante ou l’enseignant ou à se poser des questions qui traduisent leur insatisfaction face au déroulement du processus de conceptualisation.
Par ailleurs, dans le cas où ce cours serait suivi d’une activité de laboratoire, les élèves peuvent vivre des difficultés au moment du transfert des concepts pendant la réalisation des expérimentations. En effet, les élèves pourraient exprimer des difficultés pour formuler des questions ou hypothèses à documenter pendant les expérimentations. Cette situation pourrait orienter l’attention des élèves sur autre chose que prévu par l’enseignant ou l’enseignante. Par conséquent, ils pourraient manifester des comportements non souhaitables qu’on peut qualifier d’incidents. L’enseignante ou l’enseignant peut se retrouver dans une situation de réorganisation de sa pratique en catastrophe et de gestion des incidents. Dans cet exemple, les dimensions pragmatique et relationnelle sont tout aussi affectées par la prise en compte insuffisante de la dimension épistémique. Cette considération inadéquate de la dimension épistémique est représentée par la figure 2 ci-après.
De la même manière, si la dimension pragmatique n’est pas suffisamment considérée lors de la planification didactique et la réalisation des activités ou tâches, les dimensions épistémique et relationnelle peuvent en être affectées. Par exemple, lorsque les modalités de réalisation (consignes, étapes d’une démarche, etc.) d’une activité ou d’une tâche ne sont pas bien explicitées, les élèves peuvent exprimer des difficultés lors de la réalisation de celle-ci. En effet, lorsqu’une activité de laboratoire est proposée, il est crucial que celle-ci soit panifiée en matière d’attentes et de consignes. Les attentes orientent les élèves dans la mobilisation des ressources (savoirs essentiels, démarches, techniques, habiletés). Les consignes permettent aux élèves d’organiser la réalisation de l’activité. Ces deux aspects caractérisent entre autres la dimension pragmatique. Si toutefois, ils ne sont pas considérés aussi bien dans la planification didactique que dans la mise en œuvre de la pratique effective, les élèves peuvent manifester des difficultés lors du laboratoire. Par conséquent, le processus de conceptualisation ne se réalisera pas comme prévu dans la planification et les élèves n’auront pas progressé dans leur apprentissage.
Donc, l’enseignante ou l’enseignant gagnerait à expliciter les attentes et les consignes pour chaque activité. Il faut qu’il ou elle s’assure que les élèves les comprennent. L’organisation et la cohérence de chaque situation didactique sont nécessaires pour orienter la réalisation de celle-ci. Cette façon de faire aide à anticiper les insatisfactions des élèves et les incidents. De plus, ces aspects de la dimension pragmatique constituent un moyen pour sécuriser l’engagement cognitif, le sentiment d’efficacité personnel et l’intérêt des élèves (Sy, 2019). La figure 3 ci-après illustre un déséquilibre entre les dimensions pragmatique, épistémique et relationnelle.
Par ailleurs, si les règles de conduite de la classe n’occupent pas suffisamment de place dans la planification ou la réalisation des activités, il n’est pas surprenant de voir surgir des difficultés dans le processus d’apprentissage. En effet, lorsque les tensions se présentent entre l’enseignant ou l’enseignante et les élèves lors du processus d’apprentissage, les dimensions épistémique et pragmatique en seraient affectées. Par exemple, lorsque l’enseignant ou l’enseignante, à travers son intervention affecte l’image de l’élève, cela peut créer une tension entre l’enseignant ou l’enseignante et l’élève qui cherche à préserver son image. Elle peut amener l’élève à ne plus vouloir s’exposer même s’il éprouve des difficultés lors du processus d’enseignement-apprentissage. L’élève peut même décrocher du processus d’apprentissage pour préserver son image. Il peut également voir son intérêt et son sentiment d’efficacité personnel être affectés. D’ailleurs, nos recherches doctorales (Sy, 2019) ont pu montrer que lorsque les enseignements sont teintés d’incidents, l’intérêt situationnel des élèves est affecté négativement. Comme l’intérêt constitue un bon prédicteur de l’apprentissage, il n’est pas rare de voir l’élève décrocher du processus de conceptualisation (dimension épistémique affectée). La considération inadéquate de la dimension relationnelle dans une planification ou dans une mise en œuvre d’une pratique effective est représentée par la figure 4.
Ainsi, l’enseignante ou l’enseignant gagnerait négocier les règles de conduite de la classe. Le consensus autour des attitudes positives attendues et la valorisation de l’image de l’élève constituent un moyen pour prévenir les incidents.
Tout compte fait, le modèle ÉPR permet de comprendre la dynamique des situations didactiques. Il permet de modéliser sa pratique effective en sécurisant, lors de la planification didactique, l’alignement pédagogique (c’est-à-dire la cohérence entre les intentions pédagogiques, les compétences ciblées, les ressources à travailler et les évaluations prévues) et d’anticiper les difficultés qui peuvent survenir lors de la réalisation des activités planifiées. Il permet aussi d’analyser sa pratique effective à la suite d’une séquence didactique pour s’améliorer. De plus, le modèle ÉPR constitue un outil d’aide pour relever les défis d’engager les élèves dans le processus de conceptualisation et susciter leur intérêt pour l’objet d’apprentissage. Ce modèle constitue également un outil d’accompagnement pour les conseillers pédagogiques et les superviseurs de stage lorsqu’il s’agit d’amener l’enseignant ou l’enseignante en début de carrière ou le stagiaire à prendre conscience des défis à relever pour améliorer sa pratique effective.
Par ailleurs, le modèle ÉPR donne accès à la culture de la classe, à la planification des règles de fonctionnement, mais aussi aux relations cruciales que l’enseignante ou l’enseignant entretient avec ses élèves. D’ailleurs, c’est ce qui le distingue des autres modèles d’aide à la planification didactique. Le modèle ÉPR ne commet pas l’erreur de réduire indument la pratique effective à l’application de méthodes particulières. Au contraire, il nous amène à pousser notre réflexion en tant que planificateur sur la place que devrait occuper chacune des dimensions caractéristiques de la pratique effective. Lorsque sécurisé, l’équilibre entre les dimensions favorise l’engagement cognitif, l’attention soutenue, la participation active des élèves lors du processus d’enseignement-apprentissage (Sy, 2019; Vinatier, 2013). En d’autres termes, cet équilibre entre les dimensions de la pratique effective donne l’occasion à l’enseignant ou l’enseignante de science de susciter l’intérêt situationnel des élèves, tel que le suggèrent les résultats de ma thèse (Sy, 2019).
Altet, M., Kaboré, A. P. et Sall, H. N. (2015). Recherche OPERA dans 45 écoles du Burkina Faso 2013-2014. AUF.
Potvin, P. (2011). Manuel d’enseignement des sciences et de la technologie: pour intéresser les élèves du secondaire. Éditions MultiMondes.
Potvin, P. (2018). Faire apprendre les sciences et la technologie à l’école. Épistémologie, didactique, sciences cognitives et neurosciences au service de l’enseignant. Presses de l’Université Laval.
Sy, O. (2019). Effet des pratiques enseignantes effectives sur l’intérêt des élèves sénégalais du cycle moyen à l’égard des sciences et de la technologie.
Vinatier, I. (2009). Pour une didactique professionnelle de l’enseignement. Rennes : P.U.R.
Vinatier, I. (2013). Le travail de l’enseignant. Une approche par la didactique professionnelle. (1 éd.). Bruxelles, Belgique : De Boeck.
Altet, M. (2008). Tensions, régulations et ajustements dans les pratiques enseignantes: Analyse de la dynamique des interactions maître-élève observées dans un « débat scientifique » en cycle 3. Dans M. Altet et
I. Vinatier (dir.), Analyser et comprendre la pratique enseignante (p. 47-56). Rennes : PUR.
Altet, M., Bru, M. et Blanchard-Laville, C. (2012). Observer les pratiques enseignantes. Paris : L’harmattan.
Vinatier, I. et Altet, M. (2008). Analyser et comprendre la pratique enseignante. France : Presses Universitaires de Rennes.
Vinatier, I. et Pastré, P. (2007). Organisateur de la pratique et/ou de l’activité enseignante. Recherche & Formation, 56, 95-108.