Patrice Potvin, Université du Québec à Montréal
Catherine Simard, professeure en didactique des sciences et technologies, Université du Québec à Rimouski, Lucia Savard, enseignante du primaire et professionnelle de recherche, Université du Québec à Rimouski, Mélanie Cantin, coordonnatrice des communications, Technoscience Est-du-Québec et Dominique Savard, directrice générale, Technoscience Est-du-Québec
Alexis Legault, étudiant à la maitrise, Kara Edward, étudiante au doctorat et Adolfo Agundez Rodriguez, professeur, Université de Sherbrooke
Audrey Groleau, professeure de didactique des sciences et de la technologie, Université du Québec à Trois-Rivières, Irvings Julien, stagiaire postdoctoral, Université du Québec à Trois-Rivières et Marco Barroca-Paccard, professeur de didactique des sciences de la nature, de la biologie et de la durabilité, Haute école pédagogique de Vaud (Suisse)
Isabelle Arseneau, doctorante, Université Laval, Audrey Groleau, professeure, Université du Québec à Trois-Rivières et Chantal Pouliot, Professeure, Université Laval
Maia Morel, professeure agrégée, Université de Sherbrooke et Elizabeth Fafard, étudiante à la maitrise, Université de Sherbrooke
La pandémie de COVID-19 et le débat sur la valeur des vaccins qui s’en est suivi ont permis de rappeler que les enjeux scientifiques sont parfois d’une importance telle que des vies en dépendent. De notre point de vue, il apparait qu’une meilleure compréhension des enjeux scientifiques sous-jacents ou, à la rigueur, une confiance suffisante en l’institution scientifique sont nécessaires pour non seulement autoriser une sortie de crise plus rapide, mais aussi pour favoriser une meilleure qualité de vie et une meilleure santé en contextes plus coutumiers.
Or, culture scientifique et confiance ne semblent pas pouvoir être abordées et développées de manière satisfaisante par les médias ordinaires. Ces derniers, malgré leurs efforts éducatifs bien réels, ne parviennent pas à attirer suffisamment l’attention des consommateurs ni à leur fournir les moyens de se former. Inscrits dans un marché, en compétition avec une médiatisation ludique et donc condamnés à présenter la science à partir de ses angles les plus sensationnalistes, les médias s’en tiennent souvent à des aspects de surface et ne peuvent pas facilement heurter le sens commun sans risquer de se faire zapper. Or, la science est précisément ce qui nous libère du sens commun.
Il est donc plutôt normal de porter nos espoirs en l’école, car celle-ci s’adresse aux jeunes esprits, à un âge qui déteindra sur toute la vie des élèves. Mais aussi parce que l’école est un lieu de fréquentation obligatoire, dont l’action s’étend sur des années. Le développement d’un esprit scientifique requiert beaucoup de temps ainsi que des occasions riches de remettre en cause ses interprétations personnelles, celles du sens commun, et il nécessite l’action professionnelle de personnes cultivées et bienveillantes, les enseignants et enseignantes. Il est donc normal que l’école obligatoire, occasion privilégiée s’il en est une, soit interpelée. Toutefois, parvient-elle toujours au mieux à accomplir sa mission?
En effet, on observe que de très nombreuses personnes, qui sont pourtant passées par l’école et qui ont réussi leurs cours de sciences, peinent à intégrer leur bagage scientifique dans les enjeux actuels. Elles éprouvent aussi des difficultés considérables à distinguer les connaissances scientifiques des connaissances anecdotiques ou des autres savoirs commerciaux, religieux, politiques, pseudoscientifiques, propagandistes ou idéologiques, et à voir en quoi les savoirs scientifiques s’en distinguent. D’autres encore, malgré leur bonne foi, ne parviennent pas à comprendre que les experts-chercheurs, auxquels elles accordent pourtant le préjugé favorable, semblent se contredire abondamment dans leurs études respectives d’une réalité qui est pourtant la même.
Bref, l’école, malgré le travail considérable de ses pédagogues, malgré une durée considérable de présence et d’activité des élèves qui la fréquentent, semble carrément rater son coup pour plusieurs. Il y a donc raisonnablement lieu de s’interroger sur les façons de faire. Cet article présente une réflexion synthétique sur les limites d’un certain type d’enseignement et sur le potentiel d’un autre. Cette réflexion s’inspire d’un article plus long, récemment publié dans la Revue hybride de l’éducation (Potvin, Bissonnette et Charland, 2021).
Les enseignantes et les enseignants efficaces savent être persuasifs. Ils sont capables, malgré les classes et les programmes surchargés, de conduire un maximum d’élèves à la réussite. Ils sont en mesure de leur faire comprendre le plus efficacement possible les pouvoirs explicatif et prédictif des savoirs scientifiques qu’ils enseignent. Ils savent distinguer et choisir les chemins qui optimisent le succès au détriment de ceux qui égarent les élèves ou les font dévier de la cible.
L’enseignement constitue une tâche qu’il est impossible de réussir parfaitement. En effet, on travaille sous contraintes serrées, avec des élèves parfois lourdement « hypothéqués ». La note finale ne saurait donc être parfaite, car plusieurs variables-clés nous échappent, mais on tentera de maximiser les résultats compte tenu de la situation, quelle qu’elle soit, de l’optimiser. La ligne droite est à privilégier, car l’épuisement professionnel guette. Un enseignement persuasif pourrait alors être défini comme tout enseignement qui cherche à obtenir efficacement l’adhésion de l’apprenant ou de l’apprenante aux propositions scientifiques qui figurent au programme.
On reconnait facilement cet enseignement. Les informations cruciales sont judicieusement choisies et communiquées avec clarté. L’enseignante ou l’enseignant est bien visible et doit être entendu par ses élèves. Il couvre tout son programme. Des démonstrations de puissance sont présentées : il montre le pouvoir prédictif et explicatif des connaissances enseignées à l’aide de résolutions de problèmes et de dispositifs ingénieux. L’enseignante ou l’enseignant fait vivre à ses élèves des expérimentations vérificatives qui illustrent comment et à quel point les savoirs expliquent bien la réalité et permettent même de la prédire. Les exercices et les routines sont nombreux et favorisent la durabilité des acquis. Parfois, des anecdotes historiques savoureuses et victorieuses rendent le propos plus humain ou elles permettent de l’introduire efficacement, de manière motivante.
Il est difficile de nier que cette façon de faire ne soit pas la meilleure pour encourager le plus grand nombre possible d’élèves à produire le plus de bonnes réponses possible et donc à réussir; cela se réalise par leur adhésion aux idées de la science, par leur capacité à les mobiliser et par l’appréciation positive de leur valeur.
Toutefois, il faut aussi admettre que cette façon de faire est essentiellement la même que celle de n’importe quel programme politique, idéologique, religieux ou propagandiste (Potvin, 2018). Pour réussir de tels programmes, il faut d’abord attirer l’attention des élèves et surtout les motiver. Dans tous ces cas, il faut produire une démonstration de valeur positive et établir la correspondance des idées valorisées avec la réalité observable. Il faut assurer une répétition de l’activation des connaissances, sur de longues périodes, et évoquer les personnes géniales ainsi que les histoires qui se trouvent à leur origine. Suivez les sectes, les programmes de vente de produits miracles, les systèmes de sensibilisation et de propagande de droite et de gauche, les partis politiques; vous verrez alors toutes ces choses.
Et donc, si la science n’est enseignée que comme cela, c’est-à-dire comme n’importe quelle religion ou n’importe quel dogme, il ne faut pas s’étonner que les élèves soient éventuellement incapables de la distinguer des autres formes de savoir et qu’ils n’hésitent pas à les opposer ou à les confondre, ou à mobiliser l’une ou l’autre indifféremment pour servir leurs préférences et leurs positionnements initiaux ordinaires, dans un genre de grand-messe autoconfirmatoire et extrêmement difficile à détricoter une fois dite (Potvin, 2021).
On peut voir aussi qu’enseigner les sciences en mode persuasif ne serait alors pas bien différent d’enseigner n’importe quelle autre matière scolaire sur le même mode. Est-ce bien ce qu’il faut, ou alors la science aurait-elle quelque chose de différent?
Pour Popper, le propre de la science réside dans sa capacité à se corriger elle-même et non dans le fait de proposer des vérités définitives (1995). Il ne s’agit donc pas d’un ensemble de dogmes, qui auraient victorieusement été « découverts », comme lors d’une fructueuse cueillette de champignons, mais de propositions, initialement spontanées, qui font ensuite l’objet d’une remise en question constante à la lumière d’autres propositions et qui s’avèrent en définitive supérieures, essentiellement pour des raisons d’utilité : utilité à expliquer, à prédire, ou à des des fins d’exploitation, comme pour la technologie.
L’aspect délibératif de la science s’avère aussi très important. Sans lui, la science pourrait n’être qu’une somme de délires individuels et divergents. C’est en effet par consensus que les propositions scientifiques sont créditées, et c’est au moyen d’une observation des faits que l’utilité se trouve établie. Lors de telles délibérations, il y a beaucoup de gens très critiques. C’est pourquoi les démonstrations d’utilité présentent à leur origine et dans leur préparation un certain masochisme : on tentera d’abord de jeter par terre toute proposition scientifique, par tous les moyens imaginables. Seules les propositions qui résisteront le mieux aux assauts seront considérées comme ayant une plus importante « valeur de vérité », qui est d’ailleurs en fait davantage une valeur d’utilité. Ainsi, ce n’est jamais par autorité que cela se produit. La culture scientifique se développe quand les sceptiques sont conquis, et non lorsque les dociles se soumettent.
Les vrais scientifiques ne s’emploient donc jamais à prouver que leurs propositions fonctionnent; n’importe quel individu peut tenter de faire cela. Les vrais scientifiques s’emploient plutôt à détruire leurs propres idées de toutes leurs forces. Ce n’est que lorsque celles-ci survivent qu’ils se risquent à présenter cette résilience à leurs pairs. Lorsque Roentgen a découvert les rayons X, il ne s’est pas précipité vers ses collègues pour les émerveiller : il a d’abord tenté pendant des semaines de s’assurer que ces rayons-là n’avaient pas déjà été découverts par d’autres avant lui : à partir des écrits disponibles, par les très nombreux tests et les expérimentations qu’il a menés en secret et par des efforts conscients qu’il a faits à anticiper les objections de ses pairs les plus sceptiques. Il éprouvait le concept « rayons X » comme objet nouveau, davantage qu’il ne le prouvait. Ce n’est qu’ensuite qu’il a tenté de convaincre ses pairs avec de solides arguments proactifs, plus qu’il n’a essayé de les persuader par une accumulation de démonstrations confirmatoires.
Pourtant, il est fréquent que les enseignantes et les enseignants tentent de persuader leurs élèves plus qu’ils ne tentent de les convaincre. Ils présentent les connaissances scientifiques comme des trésors et non pas comme des conquêtes (Astolfi, 2007). Or, l’enseignement des résultats de la science n’est jamais un enseignement scientifique, nous dit Bachelard (1967, p. 234). Un enseignement scientifique serait alors davantage l’enseignement des processus et par lequel les connaissances valables résistent.
Enseigner que les vaccins fonctionnent parce que les personnes vaccinées ne souffrent plus de la maladie ciblée serait selon cette philosophie tout à fait banal et insuffisant, impossible à distinguer d’ailleurs d’arguments contraires qui seraient anecdotiques ou basés sur des autorités supposées quelconques. Mais expliquer comment un vaccin a été montré statistiquement supérieur à un placébo, qu’il a démontré sur des nombres très convaincants de personnes qu’il ne causait pas plus de maladies que le simple temps qui passe (y compris l’autisme, malgré l’invraisemblance de l’idée, mais inévitable, en raison de la désinformation ambiante), que par comparaison expérimentale il peut sauver plus de vies par année que s’il n’existait pas : tout cela n’est-il pas déjà plus convaincant?
L’enseignement convaincant se définit ici comme tout enseignement qui cherche à fournir les informations et les expériences susceptibles d’amener l’apprenant à reconnaitre par lui-même la valeur relative des propositions scientifiques programmées. Cette exigence qui veut que la personne apprenante atteigne la conviction par elle-même est essentielle. Cela ne signifie pas qu’elle fasse par elle-même tout le travail de construction et de délibération, mais que l’adhésion soit ultimement, au bout du processus, au moins partiellement libre et délibérée et que la crédibilité relative soit alors volontairement accordée par l’intelligence même de cette personne (Potvin et al., 2021), libre de toute contrainte. L’idée d’établir une valeur relative renvoie quant à elle à l’exigence de fournir ou de faire vivre des démonstrations de puissance qui soient exprimées en relation avec autre chose : telle ou telle proposition serait meilleure que (ou inférieure à) telle autre, ou que telle croyance, ou dans tel contexte particulier, en raison de son utilité à définir, expliquer, prédire ou exploiter. L’enseignement convaincant n’est donc pas un enseignement qui montre que les sciences sont vraies, mais qui montre les raisons pour lesquelles les connaissances scientifiques sont plus vraies ou, si vous voulez, moins fausses, que d’autres connaissances.
On reconnait facilement l’enseignement convaincant : les erreurs n’y sont jamais des culs-de-sac à éviter, car leur analyse attentive révèle plutôt les clés nécessaires pour corriger la performance. Les conceptions non scientifiques initiales n’y constituent pas des obstacles : ce sont des bases parfaites sur lesquelles il est possible de contraster la valeur ajoutée des propositions scientifiques. Les découvertes historiques n’y sont pas présentées comme des victoires définitives, des anecdotes croustillantes ou des coups de génie individuels, mais comme des processus collectifs laborieux qui ne prévalent que lorsque les détracteurs ou les détractrices manquent finalement d’arguments. Les travaux de laboratoire n’y sont pas que des vérifications confirmatoires des contenus enseignés, mais deviennent l’occasion de comparer devant la nature elle-même les utilités relatives de deux (ou plusieurs) théories ou hypothèses compétitrices. L’enseignement convaincant peut aussi choisir de s’attarder aux raisons psychologiques pour lesquelles certains concepts sont difficiles à accepter, et il favorise une discussion ouverte de cela avec les élèves.
Bien sûr, l’enseignement convaincant est plus exigeant et sophistiqué que l’enseignement persuasif, et donc impossible à réaliser en tout temps. D’ailleurs, et malheureusement, l’institution-école demande bien plus clairement l’obtention de réussites que le développement de l’intelligence. Mais lorsqu’un peu de temps ou d’espace se dégagera, ou que l’occasion se présentera de faire différemment (plutôt que d’en faire plus, ce qui serait clairement une demande déraisonnable à adresser au corps enseignant), eh bien les éducateurs et les éducatrices pourraient choisir de tenter de pratiquer un enseignement scientifique, plutôt que juste un enseignement des sciences.
Il est à souhaiter qu’un enseignement plus fidèle aux mécanismes ordinaires de la science permettrait également aux gens d’entretenir une confiance plus grande envers l’institution scientifique, ne serait-ce qu’en les faisant soupçonner que des mécanismes de régulation rigoureux ont certainement déjà été mis en place pour assurer la valeur des conclusions et ultimement des décisions. On peut souhaiter aussi que les gens deviennent un peu plus indulgents avec les contradictions apparentes que présentent parfois les recherches de pointe, encore occupées par l’établissement des valeurs utilitaires respectives des propositions scientifiques, et à les éprouver sous plusieurs angles. Et qu’ils puissent aussi un peu mieux comprendre la différence fondamentale qui existe entre science et pseudoscience.
Enfin, un enseignement scientifique convaincant, puisqu’il a recours à l’intelligence de l’élève pour ultimement juger de la valeur des propositions avancées, risque peut-être aussi de le convaincre que sa petite personne a finalement quelque chose à apporter aux processus scientifiques et qu’une participation plus active à la vie scientifique, par sa créativité, son jugement, son audace ou même sa prudence ou son scepticisme, pourrait insuffler la vocation, voire un projet de formation et, qui sait, donner juste un peu plus du sens à sa vie.
Bachelard, G. (1967). La formation de l'esprit scientifique. Paris : Librairie Vrin.
Popper, K. R. (1995). La logique de la découverte scientifique. Paris : Éditions Payot.
Potvin, P. (2021). Crise de confiance à l’égard des sciences : que peut faire l’école? The Conversation / La Conversation. Repéré à https://theconversation.com/crise-de-confiance-a-legard-des-sciences-que-peut-faire-lecole-152306